
À l’été 1861, Eugène Delacroix célèbre l’achèvement du décor de la chapelle des Saints-Anges à l’église Saint-Sulpice qui lui avait été commandé en 1849 et auquel il se dédiait complètement depuis 1856. Amis, critiques et journalistes sont invités en avant-première… Baudelaire n’est sans doute pas dans la liste. Cela ne l’empêche cependant pas de rédiger un article très élogieux qui paraît le 15 septembre 1861 dans la Revue Fantaisiste et pour lequel Delacroix le remercie le 8 octobre suivant. Cette lettre, acquise en 2018, est venue enrichir la collection d’esquisses, d’études, de maquettes et d’écrits que le musée Delacroix conserve à propos des peintures de Saint-Sulpice, mettant en rapport l’œuvre et son lieu de conception, l’atelier de la rue de Furstemberg.
Baudelaire et Delacroix, entre admiration et distance
Il est difficile de cerner les relations entre Delacroix (1798 - 1863) et Baudelaire (1821-1867) ; les documents et les témoignages sont rares. Le poète admirait profondément le peintre, auprès duquel il puisa nombre de ses principes esthétiques. Les échanges conservés sont peu nombreux et ne montrent qu’une cordialité polie, sans effusion. Les tête-à-tête n’étaient, semble-t-il, pas plus chaleureux, comme l’ont noté plusieurs de leurs familiers et notamment Théophile Silvestre, selon qui l’allure originale, pourtant bien innocente de Baudelaire
effarouchait Delacroix. Original
: le peintre emploie ce même vocable dans sa lettre pour désigner le texte de Baudelaire qu’il vient de lire : votre article […] d’une tournure si originale, comme tout ce que vous faites
... Ces mots témoignent peut-être de sa surprise ou de sa distance prudente vis-à-vis des positions du poète.
Cette partie musicale et arabesque…
Pourtant Delacroix a manifesté un véritable intérêt pour le poète et critique, dont il appréciait les finesses de vue. Dans cette lettre, il le remercie de son article élogieux et bienveillant
.Il ne fait aucun commentaire sur la première partie du texte, dans laquelle Baudelaire a décrit les sujets du décor et cité longuement la Bible. Il se montre bien plus sensible à la seconde partie, que Baudelaire a consacrée à ces effets mystérieux de la ligne et de la couleur, que ne sentent, hélas ! que peu d’adeptes
. C’est dans cette analyse sensible que Baudelaire, pour Delacroix, se distingue de la plupart des spectateurs : Cette partie musicale et arabesque n’est rien pour bien des gens qui regardent un tableau comme les Anglais regardent une contrée quand ils voyagent : c’est-à-dire qu’ils ont le nez dans le Guide du voyageur, afin de s’instruire consciencieusement de ce que le pays rapporte en blé et autres denrées, etc.
Du dessin et de la couleur
Dans son article, Baudelaire s’en était pris à cette classe d’esprits grossiers et matériels qui n’apprécient les objets que par le contour, ou, pis encore, par leurs trois dimensions, largeur, longueur et profondeur, exactement comme les sauvages et les paysans
. A contrario, il avait loué la volupté surnaturelle
du coloris et de l’arabesque
dans les compositions de Delacroix, réaffirmant l’égalité du dessin et de la couleur : Ce sont deux abstractions qui tirent leur égale noblesse d’une même origine.
Ses propos faisaient ainsi écho à ce que Delacroix affirmait dès 1829 à propos des critiques d’art, dont il déplorait le discours dogmatique et partisan : [Ils] discutent sans fin sur la préséance du dessin ou de la couleur, si le chant doit passer avant l’harmonie, si la composition est la première des qualités. […] Plaisantes gens, qui voient apparemment la nature procéder par lambeaux à leur manière, montrer un peu de ceci, retrancher cela suivant la convenance […].
Ainsi cette lettre de Delacroix à Baudelaire révèle-t-elle les profondes affinités esthétiques entre le poète et l’artiste, pourfendeurs des jugements dogmatiques en matière d’art.
Bibliographie :
- Charles Baudelaire, Peintures murales d’Eugène Delacroix à Saint-Sulpice ,Revue Fantaisiste, 15 septembre 1861, p. 183-186
- Claude Pichois, Jean-Paul Avice, Dictionnaire Baudelaire, Tusson, Du Lérot, 2002
- Dominique de Font-Réaulx, Quand Delacroix remerciait Baudelaire, Grande Galerie. Le journal du Louvre, printemps 2019, n°47